Bals masqués

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    Noël m’inspire un nouveau conte, sage, pour changer 😉
    Et Venise m’a décidément donné des idées d’histoires oniriques, fantastiques, de mondes parallèles, accessibles par un tableau, ou, cette fois, par un reflet dans l’eau…
 

***
     Elle court à perdre haleine à travers les ruelles étroites, éperdue, espérant chasser les images obsédantes qui tournent en boucle dans ses pensées.
    Il faisait si chaud dans la salle de bal, elle avait cherché un peu d’air frais sur le balcon. Elle l’avait reconnu tout de suite, malgré son masque. Son fiancé. Il entourait la taille de cette fille, l’embrassait dans le cou, sur la bouche, ils riaient… Elle avait crié, bouleversée, et avait fui le bal, folle de douleur, se bouchant les oreilles pour ne pas entendre ses protestations.
    Elle court se jeter dans le canal, noyer son chagrin dans l’eau noire, engloutir son souvenir, sa vie, endormir pour toujours son cœur blessé dans l’eau glacée. Ses pas résonnent sur les pavés, de la buée s’échappe de sa bouche ; il fait très froid en cette veille de Noël. Ses épaules sont nues, elle tremble, elle n’a pas pris le temps de revêtir sa longue cape. Cela ne sert à rien, il ne lui reste que quelques minutes à vivre, peu lui importe d’attraper un mal de poitrine.
IMG_7683     Essoufflée, elle s’appuie sur le rebord d’un pont, scrute l’eau mouvante dans laquelle elle a l’intention de plonger. Un palazzo se dresse tout près, toute ses fenêtres vivement éclairées illuminent le canal. De la musique, des rires, lui parviennent ; une grande fête bat son plein. Elle s’abîme dans la contemplation du reflet du palais dans le canal. Les fenêtres se découpent sur l’eau sombre, faiblement agitées sous l’effet du courant. Une deuxième fête se déroule en silence sous l’eau, ondulant avec les vagues. Elle se penche, irrésistiblement attirée. Elle ne pense plus à se noyer mais à participer à cette fête mystérieuse qui l’appelle. Elle veut toucher l’eau, tenter de rejoindre ce bal flou et coloré, dansant comme des flammes.
   
Elle se penche encore, bascule dans l’eau sans bruit, et atterrit directement dans le palazzo. Dans son reflet plutôt, son double fantastique. Un bal masqué est en cours, tous dansent avec enthousiasme et hystérie, nullement gênés d’être à l’envers. Elle ne tarde pas à trouver son équilibre, et gagne la fête, prise de frénésie à son tour. On lui met un masque qui se plaque aussitôt sur son visage. Elle fait partie de la sarabande infernale, virevolte, tourbillonne. Sa détresse s’envole, oubliée, elle ne pense plus qu’à la danse. Elle tourne sans fin, l’esprit vide. Elle ne sait pas encore qu’elle est condamnée à tourner pour toujours, éternellement maudite d’avoir attenté à sa vie. Il ne s’agit pas seulement de danser, les étreintes succèdent aux valses, les robes s’envolent, les beaux cavaliers montrent les dents et leurs intentions. Le bal devient le théâtre d’une orgie, les belles suicidées sont emportées par des démons, ils vont les torturer et les aimer sans fin.
IMG_7680    Du palazzo réel, on l’a vue tomber. Le fils de la maison, accoudé mélancoliquement à la fenêtre, indifférent au brouillard glacé et humide, rêvait devant la beauté du canal où se jouent les lumières des lustres. Soudain, une apparition, une jeune fille vêtue d’une longue robe rouge se jette dans le canal. Elle tombe au ralenti, ses longs cheveux dansent autour d’elle, flottent un instant sur l’eau, avant de disparaître avec elle, absorbés par l’onde.
    Il n’hésite pas un instant, il plonge à sa suite, réussit à saisir un morceau d’étoffe, le bas d’une robe, et, au prix d’un grand effort, à la hisser sur les marches. Il la porte dans ses bras, évanouie, et la dépose avec précaution sur le sofa du vestibule. Dans la salle de bal attenante, la fête continue ; les violons, les bavardages, les entourent d’un joyeux brouhaha.
    Elle ouvre les yeux. Elle se trouve dans un bal à nouveau, mais à l’endroit, et ruisselante. Où est-elle ? Qui est ce jeune homme ? Il n’a pas l’air d’un démon avec ses yeux doux. Il se penche vers elle, inquiet.
    — Vous êtes remise ? Voulez-vous danser ? Où-ai-je la tête, vous êtes trempée… Ma sœur fait la même taille que vous, elle aura sûrement une robe à vous prêter… et moi aussi je dois me changer avant de vous inviter ! Ce n’est pas le moment de s’enrhumer, demain c’est Noël !
    Son regard pétille, plein de curiosité, d’amusement, à demi-caché derrière un loup noir, il la réchauffe déjà, lui fait oublier l’eau froide, le bal maudit. Peut-être même la trahison subie…
    Il dégage quelques mèches de son visage sans la quitter des yeux, il voudrait lui poser mille questions. Pourquoi s’est-elle jetée dans le canal, elle est si jolie ! Noël lui offre un cadeau dont il va prendre le plus grand soin, il se promet de lui rendre son sourire. Il choisit l’un des masques abandonnés sur la table basse.
    — Avant toute chose, mettez ce masque ma mystérieuse amie !

    Photos : le grand canal de Venise by night
    Tiens, je réalise en me relisant que je reprends à nouveau ce thème de la noyade et du sauveur, déjà traité ici, en le renouvelant j’espère… (j’ai un truc avec l’eau ! Et les princes charmants qui sauvent des vies…)

4 commentaires

  1. Leo a écrit :

    Le monde des reflets m’attire, bien plus que le monde réel. Un bal sous l’eau, la tête à l’envers, irréel, quelle bonne idée…si je l’avais eue je m’y serais vautré avec délectation, mais vous, avec votre optimisme généreux, vous sauvez votre héroïne et toujours triomphe l’amour. C’est beau

    1. Clarissa a écrit :

      Merci Léo ! C’était tentant en effet de s’attarder sous l’eau, avec des démons lubriques qui nous font danser et tout oublier ! Mes envies de romantisme ont pris le dessus sur mes tentations démoniaques … L’idéal serait de pouvoir visiter le bal à l’envers quand on le souhaite, puis remonter se réchauffer et se remettre dans les bras du prince charmant !

  2. Clarissa a écrit :

    Merci Thibo ! L’ambiance de Venise est magique, surtout de nuit… très inspirante ! Vous me raconterez cette histoire ? J’adore l’Odyssée, vraiment

  3. Tibo a écrit :

    Eros et Thanatos! votre adorable conte m’a transporté dans cette ville que j’adore. Quant au musée de l’Accademia dont vous tirez l’Ajax, il n’abrite que des merveilles, dont le Rinaldo et Armida de Francesco Hayez. Connaissez-vous leur histoire? elle vous en rappellera une autre, fameuse, de mon ouvrage préféré, l’Odyssée Merci pour vos voyages, et bravo pour votre écriture et vos atmosphères!

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