Le visiteur du soir

En vacances, on rencontre des gens, et des lieux aussi. Lors de nos dernières vacances, j’ai rencontré une maison, notre maison le temps de quelques jours, au pied de son château majestueux, en bordure du parc et de la forêt. Un vrai coup de foudre, suivi de son corollaire, le chagrin d’amour quand il fallut la quitter 😉
Après une nouvelle historique, je lui dédie un nouveau texte :
(j’aurais pu lui consacrer tout un recueil ^^ mais je crois que je vais m’arrêter là, car je me suis consolée depuis : Paris dispose de quelques atouts aussi, et j’ai d’autres idées d’histoires érotiques et bdsm qui me trottent dans la tête et qu’il me faut coucher sur le papier d’urgence !)

***

Mathilde avait loué cette maison isolée pour quelques semaines et prévenu sa famille et ses amis : qu’on ne la dérange sous aucun prétexte ! Une maison en lisière de forêt, au pied d’un château inhabité. Ce serait parfait ! Il lui fallait du calme, s’entourer de silence et de solitude, ou elle ne terminerait jamais son manuscrit, trop distraite par les tentations de la vie parisienne. Il ne s’agissait pas seulement des soirées, des événements… Était-ce sa faute si elle fantasmait à tout propos, que ce soit pour son boulanger aux mains blanches de farine ou un pompier en faction devant sa caserne ? Autant de distractions qui la détournaient de son ouvrage, même quand elle se privait de soirées. Là, à la campagne en lisière de forêt, à l’écart du village — au mieux un bourg — pourvu du strict nécessaire : une épicerie-boulangerie et un bar, elle réussirait à se concentrer et viendrait à bout de ses engagements.

Elle trouva la clé de sa maison sous un pot de fleur comme convenu. Elle entra et se sentit tout de suite chez elle dans cette petite maison aux murs épais et à la décoration hétéroclite. Des meubles anciens, des tableaux, des vases… tout un bric à brac d’autrefois entassé là, dont on ne voulait plus au château sans doute.
C’était la maison du gardien du château abandonné, visité par des touristes en journée, mais dès la fin de l’après-midi Mathilde disposait des lieux pour elle toute seule : la cour du château silencieux et le vaste parc. Elle n’entendait plus que le chant des oiseaux, au lieu des rires des enfants qui lui tenaient compagnie.

Mathilde trouva vite ses marques, et se complut dans une certaine routine : le café du matin au bar du village en compagnie de paysans burinés, avant de s’enfermer pour écrire et se relire. Puis, une grande balade dans le parc en fin d’après-midi quand il était enfin déserté, avant de rentrer, poussée vers sa maison par la fraîcheur du soir.
Ce soir-là, elle se remit à l’ouvrage après sa promenade. La nuit tombait sans qu’elle s’en rende compte, elle n’alluma pas la lumière. Elle restait absorbée par son histoire, pianotant à toute allure sur son clavier. Elle ne prêtait pas attention aux craquements de sa maison, une vieille baraque du 19e siècle de toute façon. Plus étonnant, un feu s’était allumé spontanément dans la cheminée ! Là, Mathilde marqua un temps ; comment était-ce possible… Des braises ravivées par un courant d’air ? Elle avait fait attention à bien l’éteindre avant de sortir pourtant… Quelqu’un se serait-il introduit ? Le cœur battant, elle fit le tour des pièces, avant de se figer sur place : on venait de toquer à la porte d’entrée. Évidemment, elle n’attendait personne, qui cela pouvait-il être ? Un touriste perdu ? Un tueur en série ?
Peu rassurée, elle entrouvrit la porte d’entrée et s’éclaircit la voix.
— Bonsoir, vous cherchez quelque chose ?
— Je viens vous présenter mes hommages, Madame, je suis le seigneur du château, le marquis Vincent de Saint-Songe, pour vous servir.
Mathilde écarquilla les yeux, l’homme était bizarrement affublé d’une redingote et d’une chemise à jabot… un excentrique, ce qui n’était pas pour lui déplaire.
— Entrez, je vous en prie… je croyais que le château n’était plus habité ?
— Tudieu ! Il l’est puisque me voilà devant vous ! Je tiens à ma tranquillité voilà tout, je me suis isolé dans une aile reculée du château, et retiré des affaires de ce monde laid et vulgaire. Je travaille.
— Puis-je vous offrir un thé ?
Le marquis fit un geste vague.
— Non, merci ma chère. Je me suis permis d’allumer une bonne flambée, les nuits sont fraîches, j’espère que vous ne m’en voulez pas d’avoir pris cette liberté.
Mathilde resta sans voix, avant de se rassurer : il avait dû entrer avec sa propre clef, en toute discrétion, avant de se décider à frapper à la porte annoncer sa venue…
— Vous travaillez vous aussi il me semble, s’intéressa le marquis.
— Oui, je termine un manuscrit.
— Une romancière, fort bien ! Ah Emily Brontë, Georges Sand… les tourments de l’âme décrits par les personnes du beau sexe.
Le marquis s’exaltait, Mathilde secoua la tête en riant.
— Je me situe à un bien plus modeste niveau, j’écris des histoires d’amour
— Mais elles aussi, ma chère, elles aussi !
— Et vous, sur quoi travaillez-vous ?
— J’écris mes mémoires !
— Oh, cela doit être très intéressant.
Le marquis se rengorgea, fier. Mathilde s’en amusa ; les hommes, tous les mêmes, aristocratie comprise. Dès qu’on les flatte, ils adoptent ce petit air satisfait tout à fait craquant. Elle n’avait jamais fantasmé sur les aristocrates, espèce en voie de disparition plus ou moins dégénérée, mais elle considérait ce spécimen avec attention, séduite malgré elle par ses manières et son costume digne d’une pièce de théâtre.
Ils bavardèrent longtemps, jusqu’à ce que Mathilde baille à s’en décrocher la mâchoire.
— Je vais vous laisser, s’inclina le marquis, je n’ai que trop abusé de votre sommeil.
Mathilde s’affola, elle voulait le revoir, plus que tout ! Il dût deviner ses pensées et l’agitation de son cœur.
— Je reviendrai demain si tel est votre souhait.

Le lendemain matin, Mathilde rejoignit le bar du village, et s’attabla toute excitée auprès de ses nouveaux amis.
— Vous m’avez raconté des blagues, le château est habité en réalité !
Ils haussèrent un sourcil. Le moins taiseux se fit le porte-parole du petit groupe.
— Depuis la fin du 19e, il n’est plus habité je t’assure, on le visite, c’est tout.
— Arrêtez de protéger le marquis ! Je sais qu’il veut rester discret, mais il est venu me saluer hier soir !
Les amis se regardèrent, consternés ; la petite parisienne perdait les pédales.
— ça ne vous vaut rien la solitude mon petit, vous n’avez pas une amie qui vous pourrait vous rejoindre ?
— Ou un petit copain, fit un autre en gloussant.
Mathilde leva les yeux au ciel. Ils ne la croyaient pas.
— Je ne suis pas seule, je vous ai vous, tous les matins ! Et le marquis revient me voir ce soir !
— Il vous a dit son nom ?
— Vincent de Saint-Songe
— Impossible, c’est de nom du dernier marquis qui a habité le château. Il n’a pas eu le temps de se marier et d’avoir des enfants le pauvre, et c’en fut fini de sa lignée, éteinte avec lui. Quelqu’un vous fait une mauvaise blague !
Mathilde préféra les quitter afin de réfléchir, seule. Était-ce un imposteur, quelqu’un qui s’était inventé une identité et se terrait au château ? Un voleur en fuite ? Le descendant d’un bâtard non reconnu ? Elle se perdait en conjonctures, et se promis d’interroger son visiteur du soir, s’il tenait sa promesse.

Il la tint, et se présenta à l’heure dite, à minuit pile. Aussitôt, un feu flamba dans la cheminée comme par magie, mais Mathilde n’y prêta aucune attention, fascinée par le marquis. Elle le trouvait plus beau encore que la veille, plus joyeux, les joues roses. Il était si pale, la veille.
Il se montra enjoué, séducteur, il la combla d’histoires plaisantes et d’anecdotes. Mathilde adorait les histoires et buvait ses paroles, complètement sous son charme. Il décrivait le passé du château comme s’il l’avait connu !
— Mais je l’ai connu, se défendit-il, puisque j’y ai vécu, et que j’y vis encore !
Mathilde se mit à rire nerveusement. Il lui faisait un peu peur, il n’avait plus tous ses sens, de toute évidence. Qu’importe, elle appréciait sa compagnie plus que tout.

Peu à peu, elle délaissa son manuscrit, elle ne vivait que pour leurs rencontres du soir et leurs échanges. D’autres idées de romans naissaient dans ses pensées, peuplés de marquis, de châteaux, de bals… Ils se regardaient tendrement, leurs échanges prenaient un tour galant. Elle ne pouvait le nier, elle ne pensait qu’à lui, rêvait de lui toute la journée. Lui se rapprochait d’elle, l’effleurait parfois, l’électrisant des pieds à la tête.
Elle évoquait parfois un hypothétique retour à Paris – il lui faudrait bien rentrer un jour. Ses parents, ses amis, son éditeur… Elle y croyait elle-même de moins en moins. L’agence lui avait laissé tout loisir de prolonger la location, la maison était libre.
Lui se confia, il lui ouvrit son cœur, le drame de sa vie : il n’avait pas connu le bonheur d’aimer une femme, de se marier, et ce regret le rongeait. Il était trop tard à présent. Mathilde se récria.
— Mais non voyons, je ne connais pas votre âge, mais vous faites très jeune encore, malgré votre accoutrement étrange.

Un soir, Vincent s’agenouilla et prit sa main entre les siennes.
— Mathilde, voulez-vous être ma femme ? Je vous promets de vous aimer pour l’éternité ! Je ne vous propose pas une vie de voyage, mais une vie en mon château, pour toujours, avec sa multitude de pièces et son vaste parc que vous appréciez tant. Voulez-vous être mienne ?
Mathilde rougit, son cœur se serra avant d’exploser de bonheur, oh oui, elle le voulait, plus que tout au monde !
Il l’embrassa, un baiser de mort qui rompit sa malédiction. Certes, il restait fantôme, mais un fantôme heureux, et bien accompagné de la plus ravissante des fantômes ! Il l’invita dans son château illuminé de mille bougies, bruissant des conversations des invités, animé par le ballet de domestiques évoluant autour des convives avec des plateaux d’argent surmontés de coupes et de friandises. Mathilde s’étonna ; pourquoi disait-on que le château était vide ? Une fête somptueuse, en costumes d’autrefois se déployait dans toutes les pièces, où se pressaient des invités en tenue fastueuse. Elle-même portait une belle robe de soie rouge, mais ne s’en étonna pas outre mesure. Des feux crépitaient dans toutes les cheminées, des odeurs de cuisine embaumaient, se mêlant aux parfums capiteux des dames. De la musique se fit entendre dans la salle de bal, des couples surgirent, se mirent à valser. Mathilde et Vincent se regardèrent, heureux. Désormais, la vie ne serait que bals, festins, réjouissances et ivresse ! Il se joignirent aux danseurs, et Mathilde découvrit avec joie que la valse n’avait pas de secret pour elle – sans doute parce qu’elle était si bien guidée par la main gantée de son futur époux.

Au bout de plusieurs jours, les parents de Mathilde s’inquiétèrent de rester sans nouvelles et se rendirent sur place. Dieu merci, elle leur avait dit où elle séjournait ! La petite maison était fermée, mais la clef se trouvait bien sous le pot de fleurs comme elle le leur avait raconté, amusée par le procédé.
Ils entrèrent et découvrirent avec désespoir leur fille allongée sur le lit, inanimée, vêtue d’une magnifique robe de bal. Un léger sourire flottait sur ses lèvres.

– peinture : Victor Gabriel Gilbert

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *