Une œuvre commune

Une exposition visitée en juin dernier m’a donné une idée d’histoire – en espérant que les photographes exposés me pardonnent s’ils me lisent.

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  Arnaud prépare son exposition avec fièvre. Sa première exposition ! Il trie les photos prises au cours de maintes soirées libertines, il choisit les plus troublantes, les plus émouvantes. Des photos festives, aimantes, bandantes… Aucun visage n’apparaît, ils sont hors champs ou bien masqués par une chevelure, un bras, cachés dans l’ombre… Une obligation au départ, pour respecter l’anonymat des participants, devenue son style. Les corps sont mieux mis en valeur ainsi – le corps est souvent éclipsé par l’expression du regard, la bouche…
Il a déniché une jolie galerie, avec un sous-sol où il pourra accrocher ses photos les plus osées. Il l’aménagera pour créer une ambiance « boudoir », contrastant avec l’exposition plus sage du rez de chaussée. Fausses bougies pour offrir un éclairage tamisé, de la musique electro envoûtante pour accompagner la visite, coussins de velours rouge… il souhaite une expérience immersive, qui plonge peu à peu les visiteurs dans l’univers de ces fêtes qu’il aime tant. Des soirées étincelantes, à la fois dansantes, libertines, kinky, où l’on célèbre l’amour sous toutes ses formes…
Arnaud s’emballe, tenté d’aller plus loin. Pour mettre en scène une expérience réellement immersive, il doit inviter ces fêtes dans son expo, organiser une mini fête, un échantillon en quelque sorte ! Il isole un coin du sous-sol grâce à des rideaux opaques, créant une pièce secrète dont les murs diffusent des films érotiques : des hommes et des femmes nus qui s’emmêlent, s’aiment, gémissent, un peu déformés par le relief des pierres… Au centre, un grand lit, comme une invitation, avec, cerise sur le gâteau, une femme offerte. L incarnation vivante de ses photos, comme par magie !
Arnaud ne réfléchit pas longtemps avant de trouver une volontaire, elle s’impose naturellement : Liane ! Sa modèle préférée, sa muse, et sa complice aussi. Libertine invétérée, également soumise ou dominatrice selon les circonstances et les partenaires de jeux, Liane fréquente régulièrement les soirées photographiées par Antoine, et se livre avec ardeur aux ébats les plus intenses sous l’oeil de son objectif. A croire que cela l’excite encore plus ! Elle figure d’ailleurs sur de nombreux clichés choisis.
Liane bat des mains, enthousiaste à l’idée de participer à une œuvre artistique.
— L’exposition dure trois jours, explique Arnaud, mais je ne te sollicite que pour le vernissage ! Tu te tiendras sur le lit, lascive, tu feras ce que tu voudras, tu pourras lire de la littérature érotique, je prévois quelques livres, ou bien danser sur la musique, ou te caresser… des gens viendront te voir, ils seront libres de te parler, d’interagir avec toi s’ils l’osent, et tu seras libre sûr d’accepter ou non… je voudrais recréer l’ambiance de nos soirées, tu vois ?
Liane opine, elle voit parfaitement. Des images jaillissent dans ses pensées, des souvenirs d’étreintes torrides… cela fait un moment qu’elle n’a pas vécu une telle soirée, elle se réjouit de la proposition d’Arnaud, et se fait fort de transformer cette alcôve en antichambre de l’enfer !
Arnaud s’inquiète en voyant son air gourmand.
— Bon, sans aller trop loin quand même, on reste dans la suggestion, l’évocation, les effleurements… Je ne veux pas d’ennuis avec le galeriste, et puis je ne sais pas si ce sous-sol est bien insonorisé, alors pas de hurlement de bête please, la taquine-t-il.
Liane considère les pierres moyenâgeuses de la cave et lui fait un clin d’œil.
— Je ne me ferais pas de soucis à ta place !
Arnaud poursuit son délire d’artiste.
— Je veux célébrer la liberté, les corps vivants et désirants, en dehors des normes sociétales et de la bien-pensance. Ceux et celles qui tirent le rideau et entrent là franchissent un portail, pénètrent dans un autre monde, sensuel et sexuel, où les règles sont différentes. Seuls comptent les envies réciproques des personnes en présence, leur plaisir. Ceux ou celles qui entrent sauront qu’en théorie tout est possible avec toi, selon tes envies du moment, le feeling… Cette perspective suffira à troubler les visiteurs, très peu passeront réellement à l’acte, ce n’est pas le but. Encore une fois, je cherche l’évocation avant tout, le fantasme, le trouble…
— Oui, oui…. t’inquiète, je saurai bien les encourager s’ils sont timides, fait Liane en se léchant les lèvres, provocante.
Arnaud fronce les sourcils, vaguement inquiet.
— Nous avons les soirées pour nous lâcher, là il s’agit d’une performance d’actrice, tu seras surtout regardée, et puis tu seras filmée tout le temps ! Bien sûr, je retravaillerai les films pour flouter ton visage… je projetterai le film durant les autres jours de l’expo, une façon de te remplacer, même si tu es irremplaçable !
Liane fait la moue, mais ne pipe mot. De toute façon, Arnaud sera occupé en haut à trinquer avec ses visiteurs, elle fera bien ce qu’elle voudra en sous-sol, dans son antre à l’abri des rideaux. Ses fantasmes s’emballent, elle imagine déjà les visiteurs intimidés avançant à tâtons. Ils entrebâillent le rideau, la regardent, s’enhardissent peu à peu, s’approchent… Un premier homme ose un baiser sur sa main, un chaste baiser romantique. Un autre s’empare de son pied délicatement, le masse. Un autre déboutonne sa braguette et lance l’orgie en se collant à elle. Tous veulent la pénétrer, la baiser, la sodomiser… Leurs gémissements et leurs cris couvrent la musique electro, les odeurs de stupre les parfums d’encens. Ils s’ébattent jusqu’au bout de la nuit, sous l’œil indifférent de la caméra.
— Hé, Liane, tu m’écoutes ?
— Heu, oui, tu disais ?
— Évidemment, j’espère que je me suis montré clair, c’est pas un club libertin ici. Encore une fois, il s’agit ici avant tout de suggestion, de fantasme, on est bien d’accord ?
Liane se sent déçue, l’expérience lui semble fade tout à coup, une caricature tronquée de leurs soirées. Arnaud peut bien dire ce qu’il souhaite, elle n’en fera qu’à sa tête.
— Si tu me veux comme performeuse, tu dois me laisser une liberté de mouvement ! Je te ferai la surprise… une bonne surprise, tu me connais !
Arnaud soupire, il la connaît un peu trop bien en effet. La situation lui échappe, il se demande s’il a eu une bonne idée. Il est trop tard pour reculer.

Le vernissage de l’exposition débute, Liane perçoit des bruits étouffés venant d’en haut, des rires et des bavardages. Ils ne vont pas tarder à descendre regarder les photos plus crues, il est temps de s’étendre sur le lit, nue. Elle dispose les post-it qu’elle a préparés sur son corps : le premier sur un sein, l’autre sur son ventre, le dernier sur sa cuisse, en veillant à bien les mettre en évidence à la faible lueur des bougies. Elle aussi se sent une âme d’artiste, et entend bien mettre sa patte dans cette oeuvre commune, apporter une touche de poésie et d’érotisme, en une sorte d’hommage à son conte de fées préféré !
Elle entend des pas dans l’escalier et écarte les jambes, frémissante. Ainsi exposée aux regards, il n’y aura aucune équivoque à ses attentes. Son sexe s’ouvre et coule d’impatience. C’est la première chose que l’on verra en entrant : l’origine du monde.
Le rideau bouge, une silhouette avance à tâtons vers le lit. Un homme se penche vers elle, intrigué par les post-it ; des règles à respecter peut-être ? Il sourit en les lisant : « bois-moi », « mange-moi « , « prends-moi ».
Ainsi soit-il ! L’homme entre dans le jeu, il s’agenouille devant le sexe de la jeune femme et le lèche délicatement.
L’expérience artistique prend vie, Liane ajoute ses gémissements à ceux du film diffusé sur les murs. La caméra n’en perd pas une miette, tandis que le rideau s’entrouvre à nouveau.

   – Photo : série Maison close

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